Le sauvage, un espace-temps urbain - ENS - École normale supérieure Accéder directement au contenu
Article Dans Une Revue Billebaude Année : 2022

Le sauvage, un espace-temps urbain

Résumé

Côté ville, il y aurait Espèces d’espace de Georges Perec : Ne pas essayer trop vite de donner une définition de la ville ; c’est beaucoup trop gros, on a toutes les chances de se tromper. D’abord, faire l’inventaire de ce que l’on voit. Recenser ce dont l’on est sûr. Établir des distinctions élémentaires : par exemple entre ce qui est la ville et ce qui n’est pas la ville. […] Par exemple, […] regarder les numéros des autobus : s’ils ont deux chiffres, on est dans Paris, s’ils ont trois chiffres, on est en dehors de Paris (ce n’est malheureusement pas aussi infaillible que ça ; mais en principe, ça devrait l’être) . Côté sauvage, il y aurait « Destruction de Paris » de Jean Giono : Suis-moi. Il n’y aura de bonheur pour toi, homme, que le jour où tu seras dans le soleil debout à côté de moi. Viens, dis la bonne nouvelle autour de toi. Viens, venez tous ; il n’y aura de bonheur pour vous que le jour où les grands arbres crèveront les rues, où le poids des lianes fera crouler l’obélisque et courber la Tour Eiffel ; où devant les guichets du Louvre on n’entendra plus que le léger bruit des cosses mûres qui s’ouvrent et des graines sauvages qui tombent ; le jour où, des cavernes du métro, des sangliers éblouis sortiront en tremblant de la queue . À première lecture, Perec et Giono illustrent chacun un pôle de l’oxymore « ville sauvage », de façon exemplaire puisqu’ils abordent ce comble de la ville qu’est la capitale. Chez Perec, la cité actuelle s’impose par ses contours bien tracés, ses limites claires, ses usages différents mais répertoriés selon qu’on y flâne ou qu’on s’y hâte, qu’on y progresse à la billebaude ou qu’on s’y crée un itinéraire, fût-il arbitraire – ne passer que par « des rues commençant par la lettre C » par exemple ! Ce qui guette cette expérience incarnée, heureuse et diversifiée de la ville, n’est pas le sauvage, mais la porosité de sa circonférence ou le creusement historique de ses lignes. Chez Giono, en un rêve dont on ne sait s’il est visionnaire ou réactionnaire, la ville sauvage brouille les classements, puisqu’elle est une ville qui n’en est plus une, et que l’avenir y prend la forme d’un retour. C’est une ruine désormais envahie par la jungle (« lianes », « graines sauvages ») et par les bêtes jusqu’alors chassées et cachées. La course insensée du citadin pressé et la « pâte phosphorescente d’autos qui tourne sur la place de la Concorde » débouchent sur l’apocalypse et le retour à l’état de nature. En rester là serait cependant mal connaître et Perec, et Giono. Leur œuvre met en tension non pas ce qui s’oppose à leur perspective, mais ce que celle-ci recèle de désirs inassouvis, de leurres, de dangers, de brutalités. D’ambivalences, aussi. De fait, quelle est l’expression qui s’oppose à « ville sauvage » ? « Ville douce » ? « Ville campagnarde » ? « Ville urbaine » ? « Ville civilisée » ? Décidément, rien ne fonctionne.
Fichier non déposé

Dates et versions

hal-03832294 , version 1 (27-10-2022)

Identifiants

  • HAL Id : hal-03832294 , version 1

Citer

Anne Simon. Le sauvage, un espace-temps urbain. Billebaude, 2022, Ville sauvage, 20, pp.74-79. ⟨hal-03832294⟩
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